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Dix sens du mot archive(s)

Publié le 8 décembre 2018 par Marie-Anne CHABIN

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Chacun peut constater la polysémie du mot archives, entre le point de vue des informaticiens, celui des archivistes, celui des juristes, celui des historiens, celui du quotidien, entre le support papier et les données numériques, entre les exploitations historiques et artistiques de cette matière informationnelle multiforme. En marge de diverses lectures et écritures archivistiques, j’ai mis à jour la liste de ces acceptions ou significations à laquelle je me suis déjà attelée plusieurs fois à la fin du dernier siècle. Je distingue ici dix acceptions auxquelles j’accroche un qualificatif plutôt qu’un numéro.
Archives millénaires
A tout seigneur, tout honneur, je commence par les archives que je qualifie de « millénaires », c’est-à-dire celles qui existent depuis l’Antiquité, depuis l’invention de l’écriture, et dont la définition est restée assez stable au cours des siècles. Il s’agit des actes (titres, décisions, contrats) et des documents de gestion (comptabilité, état civil, cadastre…) que les responsables d’un territoire ou d’une communauté décident de mettre en sécurité dans un endroit contrôlé afin de pouvoir s’y reporter plus tard au cas où quelqu’un contesterait les droits fondés par ce document ou qu’il serait nécessaire de disposer des informations originales consignées dans ces documents. Cette mise en archives est avant toute chose une décision managériale, un geste de protection des documents qui engagent la responsabilité.
Le mot « archives » désigne d’abord le lieu où ces documents sont mis en conservation, puis l’ensemble des documents rassemblés dans ce lieu en raison de leur valeur (valeur d’archives, valeur de pouvoir si on retient l’étymologie grecque du mot archives). Un acte, individuellement, est un « document d’archives » c’est-à-dire un document qui a été sélection pour faire partie des archives, un document qui a été volontairement archivé. Le double sens de contenant (le lieu) et du contenu (les documents) a perduré jusqu’à aujourd’hui.
En anglais, depuis plus de cinq siècles, cette même réalité documentaire est appelée « records »: ce qui est pris en compte dans la définition anglaise est le geste de mettre en sécurité dans un lieu dédié (to record) tandis que la langue française a retenu le terme désignant le lieu dédié où les documents sont mis en sécurité (les archives).
Ces archives millénaires présentent trois caractéristiques:
elles ne sont pas leur propre finalité, c’est-à-dire qu’un document d’archives est initialement la trace délibérée d’un acte juridique ou d’une action humaine distinct du support d’information qu’il suscite, à savoir l’acte ou l’action dont les auteurs ou les protagonistes veulent garder la mémoire écrite, tangible, pour pouvoir s’y référer ultérieurement, à titre de preuve ou d’information; à ce titre, les archives s’opposent aux livres, objets de connaissance autonomes, produits « culturels » qui sont leur propre finalité;

la forme et le support n’ont pas d’incidence sur la valeur de document d’archives mais ont une conséquence son exploitation et sa conservation (un mauvais support conduira à l’illisibilité de l’information au bout d’un certain temps; une mauvaise qualité de forme créera de l’ambiguïté lors de l’utilisation du contenu);
la valeur d’archives est acquise par le document au moment de sa création-validation-acceptation, c’est-à-dire au moment où la portée du document est assumée par la personne qui le détient.

De ce point de vue, les données personnelles collectées et utilisées par les entreprises et les organisations publiques dans un cadre contractuel ou réglementaire tel que le décrit le RGPD (Règlement général pour la protection des données personnelles) sont des archives, même si le RGPD n’utilise pas le mot.
Archives historiques
L’expression « archives historiques » recouvre en partie le périmètre constitué par l’ensemble des archives au sens millénaire du terme, mais en partie seulement car, d’une part, toutes les archives ne sont pas historiques et, d’autre part, on a coutume de qualifier d’archives historiques des documents qui ne sont pas et n’ont jamais été les traces d’un acte ou d’une action consignée sciemment par écrit pour faire preuve ou faire mémoire. Ainsi, ne sont pas archives historiques les documents archivés puis délibérément détruits par leur détenteur comme inutiles au regard de ses intérêts (après dix, trente ou cent ans). Le facteur temps qui élime souvent la valeur des choses joue ici en faveur d’une réduction de l’utilité des archives.
De l’autre côté, le facteur temps réactive parfois la valeur des choses (besoin humain de mémoire individuelle et collective, ou simple tendance vintage) et joue donc également en faveur d’un élargissement du périmètre des archives historiques. Ainsi des objets d’information plus ou moins anciens et sans valeur de preuve ou de mémoire identifiée par leur auteur peuvent être retrouvés là où ils ont été abandonnés et être « repêchés » par une personne tierce qui leur accorde une valeur de connaissance ou de témoignage (prospectus, lettres, brouillons…). C’est ce que j’ai appelé les archives par baptême, par opposition aux archives par nature.
Il ne faut pas confondre les archives historiques avec les archives publiques (le code du patrimoine définit les archives publiques mais pas les archives historiques). On peut lier toutefois les deux notions à la création des Archives nationales au moment de la Révolution française, même si la patrimonialisation des archives se s’est imposée qu’au cours des décennies suivantes. En l’absence de définition légale des archives historiques (voir le billet Qu’est-ce que les archives historiques?), la qualité d’archives historiques est donc fluctuante. Sont archives historiques ce que l’on désigne comme archives historiques, c’est-à-dire ces documents, objets, etc. auxquels on accorde une valeur de mémoire individuelle et collective. La définition des archives historiques est essentiellement relative au locuteur.
Archives audiovisuelles
Les archives audiovisuelles recoupent aujourd’hui les deux premiers périmètres (traces engageantes d’une activité et documentation de mémoire sous forme audiovisuelle) mais elles visent originellement un ensemble de supports d’information non archivistiques.
En effet, l’expression « archives audiovisuelles » remonte à une cinquantaine d’années (seulement) et désigne au départ les productions du cinéma et de la télévision, soit à 95% des produits culturels destinés à être diffusé au public; ils sont leur propre finalité comme les livres et les journaux (les 5% restant étant les rushes ou les éléments préparatoires des émissions télévisées). On aurait aussi bien pu appeler cet ensemble « publications audiovisuelles » et si le terme archives l’a spontanément emporté, c’est sans doute à cause du caractère unique (ou du très petit nombre d’exemplaires) d’un film ou d’une émission (comme dans le cas des archives traditionnelles), alors que les journaux et les livres sont produits (dans l’environnement analogique du moins) en des milliers d’exemplaires (voir le dossier de l’INA de 2014 à ce sujet: L’extension des usages de l’archive audiovisuelle).
L’expression a été « récupérée » un temps par le vocabulaire archivistique pour désigner non seulement les images animées mais également les images fixes, ce que les archivistes appellent aussi les documents figurés (cartes postales, estampes, affiches…) mais si cette acception n’est plus vraiment usitée.
Avec le développement des technologies numériques, les producteurs d’archives audiovisuelles se sont multipliés incluant de très nombreux « éditeurs de contenus Web », à des fins de production culturelle mais aussi dans l’exercice d’une activité économique, de recherche, de formation, de soins, etc., de sorte que le sens de l’expression s’est élargi à toutes les archives (au sens millénaire) sous forme de vidéo.
Le poids de la forme et du support reste très fort dans cette notion d’archives audiovisuelles et il est parfois difficile (et peut-être inutile du reste) de distinguer les différentes acceptions. Par exemple, quand on parle des archives audiovisuelles de la Justice pour désigner l’enregistrement audiovisuel des grands procès, les sens de trace d’une activité administrative (dont le but est le jugement et non le film) et de publication officielle sont mêlés.
Archives poussiéreuses
L’image des archives, dans le quotidien des bureaux, a légèrement progressé, du fait de l’évangélisation réalisée inlassablement par les archivistes, du fait aussi de la diversification des acteurs de l’archivage dans l’environnement numérique.
Cependant, dans la langue courante, les archives ont encore une connotation poussiéreuse ou du moins vieillotte, laquelle n’est d’ailleurs pas toujours négative (voir la formule « J’adore les vieilles pierres »). Par ailleurs, l’âge inspire (quelquefois) le respect, la déférence, et on note dans d’emploi du mot archives une connotation d’authenticité, de confiance.
Tout de même, sur ce sujet, il est intéressant de noter que l’association archives-vieux trucs est en partie véhiculée par certains archivistes eux-mêmes qui, dénonçant cette expression pour se défendre de cette image de poussière dont ils sont convaincus qu’elle leur colle à la peau, l’entretiennent au contraire, ou bien qui se complaisent (consciemment ou pas?) à utiliser des mots tels que ménage ou dépoussiérage pour parler de leurs activités.
Archive unitaire
Parler d’archive, au singulier, était encore une hérésie il y a vingt ans (j’ai toujours en mémoire la lettre d’insulte que j’ai reçue d’un lecteur en 2000, via mon éditeur, Hermès-Lavoisier, pour avoir osé titrer mon livre « Le management de l’archive », avec ce singulier inhabituel, proscrit par l’Académie et du coup provocateur. On m’a encore qualifiée très récemment de « dame qui parle d’archive au singulier ». Eh bien!
En vingt ans, l’eau a bien coulé sous les ponts de Paris et tout le monde, archivistes et académiciens compris, s’est mis à cette singularité. On dit couramment « une archive » pour désigner « un document d’archives » et plus personne ne songe à s’en offusquer.
Qu’est-ce qui a provoqué cette évolution? Plusieurs facteurs vraisemblablement: l’influence de l’anglais où le singulier archive est répandu (avec d’autres sens, voir ci-dessous); l’émiettement de l’information dans l’environnement numérique, la démocratisation des archives (plus de producteurs, plus d’utilisateurs, plus de documents à valeur d’archives) et le fait que les gens, archivistes et académiciens compris, sont de plus en plus pressés et préfèrent un mot de deux syllabes à une expression de cinq…
Archive informatique
Dans les années 1990, la profession archivistique a utilisé un temps l’expression « archives informatiques » pour désigner ce que l’on a appelé « archives électroniques » dix ans plus tard, avant que les « archives numériques » ne prennent le relais. Mais ce n’est pas de cette expression (où l’acception du mot archives n’est pas nouvelle) dont je veux parler ici.
Loin de l’archivage managérial (records management), de l’histoire et des médias, le mot archives a un sens particulier dans le vocabulaire informatique, sous l’influence de l’anglais technique. Je cite Wikipédia: « En informatique, une archive est un fichier dans lequel se trouve tout le contenu d’un dossier (fichiers, arborescence et droits d’accès). Les archives sont généralement des fichiers portant l’extension .tar (format UNIX) ou .zip (sous windows) et ceux-ci sont également souvent compressés. Le but principal d’une archive est de transporter tout un dossier en un seul fichier. De plus, cela permet de profiter de la redondance entre les fichiers lors de la compression ».
Ce sens ne relève pas de l’archivistique (est-ce que je me trompe?).
Archive plateforme
Toujours sous l’influence anglo-saxonne et dans l’environnement numérique, on rencontre le terme archive au singulier pour désigner un centre d’archives (avec les données, les équipements pour les gérer et même le personnel) ou encore une plateforme regroupant des collections de fichiers (données, documents, publications, images) collectés et mis à disposition d’un public intéressé. C’est ainsi que la norme ISO 14721 (modèle de référence pour un Système ouvert d’archivage d’information) parle d’archive OAIS (systèmes et personnes). C’est le cas également de l’archive ouverte HAL pour les articles scientifiques. On peut citer aussi, en anglais la plateforme Internet Archive.
L’archive-concept
L’intégration du geste d’archiver ou de l’objet-archive à la réflexion philosophique ou sociologique s’observe chez un certain nombre d’auteurs mais on peut dire que l’archive, toujours au singulier, a été institutionnalisée comme concept philosophique d’abord par Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir (1969) puis par Jacques Derrida dans son livre Mal d’archive: une impression freudienne (1995), essai issu d’une conférence intitulée « The Concept of the Archive: A Freudian Impression », et traduit en anglais sous le titre Archive fever….[la conférence a certainement eu lieu un samedi soir 😊]
Derrida interroge l’étymologie du mot, son genre et son nombre au fil des siècles, ses significations, entre le commencement et le commandement, l’objet et sa localisation, la consignation et l’accès, etc.
J’aime à citer cette phrase de Derrida: « La question de l’archive n’est pas une question du passé. […] C’est une question d’avenir, la question de l’avenir même, la question d’une réponse, d’une promesse, d’une responsabilité pour demain ». J’aime particulièrement les derniers mots: « une responsabilité pour demain.
Les archives naturelles
Un autre sens d’archives, au pluriel cette fois, est le sens figuré: au sens propre, les archives sont des documents, des objets documentaires, des assets informationnels, des données, etc. c’est-à-dire des (sous-)produits de l’activité humaine, au moyen de l’écriture d’abord mais aussi de l’image, des chiffres, des signaux; au sens figuré, archives désigne donc des traces non écrites, non issues de l’activité humaine. Le sens est alors celui de traces créées en dehors l’esprit et de la main des hommes et que l’on peut cependant considérer comme des documents (voir Suzanne Briet, Qu’est-ce qu’un document?) et donc interroger et interpréter. C’est pourquoi je les appelle « naturelles »: ce sont les archives du climat, les archives de la terre, les archives du corps, qu’il faut bien entendre comme les traces laissées par le temps qui passe, décrites et traitées en tant que sources de connaissance, et non comme collections thématiques d’archives traditionnelles ou audiovisuelles sur le climat, la terre, le corps.
Archives engagées
Après avoir commencé par les archives « millénaires », documents de preuve et de mémoire qui engagent la responsabilité de celui qui les crée ou les reçoit mais surtout qui assume les conséquences de leur bonne ou mauvaise gestion – les documents engageants donc (records en anglais) – ,  je termine cette énumération, avec un clin d’œil, par les archives « engagées ».
J’entends par là des objets documentaires qui sont le sous-produit (by-product) d’une activité économique, commerciale, artistique… mais d’abord militante, et qui sont en même temps leur propre finalité. Je pense aux archives de communautés, d’associations, d’artistes, constituées de documents écrits, photographiques ou audiovisuels, délibérément collectés ou créés pour agir, pour revendiquer, pour témoigner, pour faire connaître. Des archives qui sont à la fois des archives par nature et des archives par destination, appréhendées comme un instrument proactif immédiat et non comme une trace défensive différée.
C’est une catégorie nouvelle, une notion et une expression qui mériteraient une étude plus approfondie.
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Si vous avez un onzième sens, n’hésitez pas…
PS: Quant au mot archivage, j’en ai analysé six acceptions différentes sur la base d’un corpus d’articles tirés du journal le Monde: l’analyse est sur mon blog.

READ  Le « tableau de gestion d’archives » : un frein à l’archivage | TRANSARCHIVISTIQUE

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